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Impressions du Moulin du Verger

04 Mai 2015

Partie de la Chine lointaine il y a plus de deux mille ans, la longue route du papier est passée en 1539 par le Moulin du Verger de Puymoyen. Jacques Bréjoux a pris la route voilà une quarantaine d’années, en s’inspirant des méthodes de ses pairs et en les améliorant. C’est en sa compagnie et à son écoute que nous avons découvert, le 22 avril dernier, les diverses étapes de la fabrication artisanale du papier.

Jacques Bréjous fait toucher divers papiers

Il fait calme. Un petit chemin surplombé des hautes falaises escarpées de la Vallée des Eaux Claires nous emmène jusqu’au moulin dressé dans un nid de verdure. Un paysage, dit-on, à vous couper le souffle… La cascade du ruisseau, de plus en plus perceptible, annonce la proximité du bâtiment. Construit en 1537 pour moudre le grain et fabriquer des draps, le Moulin du Verger est transformé deux ans plus tard en moulin à papier, puis entièrement reconstruit en 1635 par le marchand papetier hollandais Deric Jansen. C’est ce bâtiment que nous allons apprivoiser de tous nos sens déjà en éveil : nous avons heurté quelques petits cailloux, senti les premières fleurs d’aubépines, et même eu une sensation de soif en entendant la fraîcheur du ruisseau. Il fait chaud, et un carré de verdure ombragé est idéal pour attendre le maître des lieux.

Les bâtiments du Moulin du Verger.La pile à maillets.

 

« Bonjour, je m’appelle Jacques Bréjoux, je suis un p’tit gars avec un chapeau et une barbe blanche ». Une présentation simple et attentionnée ; Jacques Bréjoux est conscient de notre handicap et il se montrera d’ailleurs prévenant tout au long de la visite. Puis, en préambule et au son des Eaux Claires, commence  comme un conte l’aventure du papier à travers le monde et au fil des siècles.

Le secret de la fabrication du papier est resté l’apanage de la Chine et du Japon jusqu’au VIIIe siècle. Après la bataille de Samarkand en 751, les Arabes extorqueront ce secret, et le répandront dans tout leur empire jusqu’en Andalousie. Au XIIIe siècle, les moulins à papier s’implantent dans le nord de l’Italie, avant de se déployer dans toute l’Europe. La pile à maillets est mise au point à Fabriano, et se substitue au pilon chinois et à la meule arabe. Mais la matière première de la fabrication du papier restera le chiffon jusqu’au début du XIXe siècle.

Dans la « chiffonnerie » de son  moulin, Jacques Bréjoux a remisé plusieurs tonnes de vieux linges, qu’utilisaient nos familles il y a deux ou trois générations. Parmi nous, certains ont d’ailleurs dormi danLe cylindre hollandais.s ces draps blancs de lin. L’imposante pile à maillets du Moulin du Verger, construite sur les plans de celles des moulins d’Auvergne, continue de broyer ces vieux linges. Elle comprend deux creux de trois maillets chacun, « le fort le faible et le mitandier » [1], tous trois soulevés par des arbres à cames, que nos mains ont parcourus pour en comprendre le mouvement. Les Eaux Claires résonnent, dans cette grande salle voûtée aménagée en atelier regroupant toutes les étapes de la fabrication du papier, feuille après feuille. Au dehors, une chute d’eau de sept mètres alimentée par un canal de près d’un kilomètre actionne une turbine, qui à son tour alimente la pile à maillets.

En France, les premiers moulins à papier ont vu le jour à partir du XIVe siècle. Or, pour satisfaire la demande croissante en papier et successive à l’invention de l’imprimerie en 1445, les marchands hollandais n’hésitent pas à louer ou à acheter des moulins hors de leurs frontières. Des moulins s’implantent alors par centaines sur l’ensemble du territoire. En Angoumois, ce n’est qu’au début du XVIe siècle qu’ils commencent à s’installer sur les affluents de la Charente et sur les ruisseaux réputés pour la pureté de leurs eaux. Ainsi sont construits ou reconvertis des moulins sur la Lizonne, la Boëme ou les Eaux Claires, plus tard sur la Charreau… Vers le milieu du XVIIe siècle, l’Angoumois compte, selon les sources, entre 70 et 80  moulins à papier.

La poignée de vieux lingeToucher du tamis.s broyés que nous tend Jacques Bréjoux est d’une ressemblance équivoque à celle d’un papier qui aurait baigné dans l’eau. En réalité cette matière résulte du défibrage par le cylindre hollandais dont une copie a été expérimentée au Moulin du Verger, en 1762 et pour la première fois en France. La cuve de la machine est équipée d’un cylindre à lames, qui en tournant permet de mélanger l’eau et les fibres jusqu’à leur donner une consistance pâteuse. Le cylindre hollandais dont s’est doté le Moulin du Verger a été fondu à la fin du XIXe siècle à Angoulême. C’est à la fois une pièce de collection et un outil en état de marche, alimenté aujourd’hui par l’électricité. Quant à l’encollage, il est pratiqué pendant le défibrage : il consiste à additionner à la pâte une quantité de résine qui rendra le papier imperméable à l’encre.

Si le cylindre hollandais et l’électricité ont permis d’accélérer la fabrication de la pâte à papier, on ne peut pas considérer que le Moulin du Verger se soit réellement modernisé : il a gardé ses murs et son architecture du XVIIe siècle, l’outillage est antérieur à la Révolution Industrielle, et outre la fabrication artisanale du papier, les gestes qui l’accompagnent sont répétés depuis près de cinq siècles.

Alors que Jacques Bréjoux nous présente les outils et leur rôle respectif, « un costaud » s’affaire à nos côtés. Un tamis où s’entrecroisent vergeurs et chaînettes de laiton  est encastré dans une couverte, qui délimLa presse.itera les bords de la future feuille ; l’ensemble est plongé dans la pâte puis remonté à la surface ; un mouvement de va-et-vient permet l’égalisation de l’épaisseur de la pâte recueillie, l’enchevêtrement des fibres et un écoulement partiel de l’eau contenue. Certaines feuilles mesurant environ 90 centimètres sur 70, il est préférable d’avoir des bras longs et musclés pour manipuler ce châssis. En retournant le tamis, chaque feuille vient se superposer au feutre de dimensions supérieures, intercalé entre chacune d’entre elles. Lorsque la quantité de feuilles souhaitée est obtenue, feutres et feuilles sont disposés sous la presse hydraulique de l’atelier, qui libère la presque totalité de l’eau restante.

Nous l’avons entendu, l’eau est omniprésente au Moulin du Verger ; elle est ruisseau, canal, cascade, source d’énergie ; elle ruissèle puis tinte en quelques gouttes de plus en plus espacées. Certes, l’eau des Eaux Claires n’est plus utilisée pour nettoyer les chiffons, et n’entre plus dans la composition de la pâte à papier. Les roues hydrauliques ont disparu, mais le Moulin du Verger fonctionne néanmoins et à peu de choses près comme il fonctionnait à la fin du XVIIIe siècle, alors que nombre de ses semblables avaient fermé leurs portes à partir de 1685 : la révocation de l’édit de Nantes avait amené les papetiers hollandais majoritairement protestants à regagner leur pays. D’autre part, la Guerre de Trente Ans avait, dans la première moitié du XVIIe siècle, entravé l’exportation du papier. L’Angoumois connaîtra toutefois un regain de l’activité papetière dès 1720, et l’invention de la machine à papier en continu transformera plusieurs moulins en usines à papier.

Le bruit des Eaux Claires s’atténue, ou peut-être nous est-il devenu familier, alors que nous rejoignons l’étendoir du moulin. La saTête de fou sur le tamis.lle à claires-voies, de plus de 70 mètres de longueur et d’environ 450 m² est impressionnante, aux dires de nos amis voyants. C’est ici, sous les tuiles du toit du moulin, que les feuilles, suspendues aux cordeaux, s’apprêtent à devenir papier, tel que celui disposé sur les tables et les étagères. Si nous savons évaluer le grammage du papier industriel, nous ne parvenons qu’à apprécier l’épaisseur du papier artisanal : sa densité diffère selon son usage. Le papier blanc est utilisé pour l’aquarelle, d’autres feuilles sont incrustées de pétales ou de brindilles de plantes. Mais le papier artisanal  est essentiellement destiné à la reliure et à la restauration des livres anciens. Jacques Bréjoux ne cherche ni à masquer ni à exhiber les cicatrices des feuilles restaurées. Il veille avant tout à ce que le greffon ne provoque pas de retrait pour  préserver l’homogénéité du papier.

Le papier fabriqué au Moulin du Verger est signé, authentifié par une tête de fou en filigrane. Nous avons remarqué la matrice de laiton fixée aux vergeurs des tamis, qui permet une diminution locale de la quantité de pâte. Jacques Bréjoux reprend ainsi une technique mise au point par les papetiers de Fabriano au XIIIe siècle ; il perpétue, par là-même, une signature déjà apposée au XVIIe siècle : du papier fabriqué au Moulin du Verger et exposé au musée d’Amsterdam en atteste. « Cet homme-là est maître de son art », écrit Erik Orsenna. « On l’invite dans le monde entier. Je n’ai connu qu’au Japon des connaissances et une exigence semblables » [2].

L’étendoir et sa charpente.Ses connaissances, son savoir-faire, Jacques Bréjoux n’aspire qu’à les transmettre. Aux visiteurs d’un jour, mais aussi à celui ou plutôt celle, selon lui, que la tradition artisanale, le cadre naturel du moulin et ses vieilles pierres séduiront. « Un architecte est venu. Il est parti », ironise Jacques Bréjoux, en ajoutant que le moulin est classé Monument Historique [3]. Quant à nous, nous remercions le maître-papetier de nous avoir accueillis dans son univers, et n’excluons pas de revenir, un jour, frapper à la porte de son  moulin.

Claudine.

1. Site du Moulin du Verger, moulinduverger.com.
2. Erik Orsenna, Sur la route du papier, petit précis de mondialisation n° 3.
3. Le Moulin du Verger est inscrit à l’inventaire des monuments historiques au titre de l’architecture industrielle du XVIIe siècle.