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Les Rustres en audiodescription au théâtre d'Angoulême

19 Décembre 2016

En partenariat avec Accès Culture, le théâtre d’Angoulême présentait le 26 novembre dernier Les Rustres de Carlo Goldoni d’après la récente mise en scène de Jean-Louis Benoît. Emblématique du théâtre réformé de Goldoni, magnifiquement interprétée par la troupe de la Comédie Française et augmentée en l’occurrence d’une audiodescription, la pièce a suscité un vif enthousiasme chez les nombreux spectateurs déficients visuels de notre comité.

Les trois maris philosophent sur la gent féminine (charentelibre.fr)

Écrite en 1760, cette satire de la bourgeoisie marchande vénitienne du XVIIIe siècle s’inscrit parmi les pièces les plus innovatrices du théâtre de Carlo Goldoni, qui s’est progressivement éloigné de la Commedia dell’arte. Plus de masques ni d’improvisations basées sur un simple canevas, la pièce est écrite de bout en bout par le dramaturge. Tout en restant de facture classique, la mise en scène de Jean-Louis Benoît souligne les traits de caractère des personnages, et condamne comme l’a voulu Carlo Goldoni leur obscurantisme et leur autoritarisme. L’interprétation s’appuie sur la traduction de la pièce par Gilbert Moget, actuellement indisponible chez son éditeur. Certains d’entre nous ont néanmoins pu consulter préalablement la traduction numérisée de Henriette Valot, afin de discerner les différents personnages et de repérer les moments forts de la pièce.

Or, nous avons eu l’agréable surprise d’entendre sous nos casques, en attendant l’entrée des acteurs en scène, une présentation de la pièce et des interprètes, de la biographie et du théâtre de Carlo Goldoni, de la Venise du XVIIIe siècle et de son carnaval. D’autre part, l’excellente diction des acteurs de la Comédie Française et l’insertion parfaite de l’audiodescription entre les abondantes répliques nous dispensaient d’une lecture anticipée des Rustres. Confié à une voix féminine en alternance avec une voix masculine, le dispositif a en outre permis de stimuler notre attention pendant les deux heures qu’a duré le spectacle.Marina affronte l'autorité de son mari (pianopanier.com).

Des costumes sobres, un mobilier restreint, une succession d’intérieurs aux couleurs ternes ; l’audiodescription nous laisse visualiser des décors austères, en accord avec l’avarice des quatre rustres et l’autorité qu’ils exercent sur leurs familles. Des décors et une ambiance favorables à l’ennui, en contraste avec les festivités du carnaval de Venise, dont Margarita et sa belle-fille Lucietta ont été privées par Lunardo. « — C'est un ours, ma fille. Parce qu'il déteste les divertissements, il entend nous en priver de même », commente Margarita dès la première scène du premier acte. Et c’est la même Margarita, piquante, qui lancera à Lunardo quant aux trois autres rustres qu’il a « priés » pour le dîner : « aucun des trois ne gâte l'ensemble [...], trois sauvages de votre espèce ».

Tyrannique, avare et borné : le portrait de Lunardo, comme celui de ses trois compères Simon, Maurizio et Canciano, est dressé dès la fin du premier acte, aussi bien par leurs propres répliques que par celles de leurs épouses. « C'est moi qui commande, ici […], sous mon toit, je ne veux voir d'autre maître que moi » prétend Lunardo ; « Je ne veux pas voir de soie chez moi […], sommes-nous pas les maîtres » renchérit Maurizio ; « je déteste qu'il vienne du monde chez moi […], je peux et je veux vous interdire tout ce qui me déplaît » rappelle Simon à son épouse Marina qui ne manque pourtant pas de poigne. Felice, plus rebelle et caustique que les deux autres épouses, couvre publiquement de ridicule son rustre de mari : « toute son ambition consiste à se faire honneur, à se montrer homme de mérite, tout son plaisir est de voir sa femme se divertir, de la voir briller en compagnie et dans la conversation, n'est-ce pas, monsieur Canciano » ?

Plus un spectacle est dialogué, plus il est accessible aux déficients visuels. Les Rustres confirment sans équivoque l’importance que revêt pour nous l’oralité. L’audiodescription de l’inaudible va dans le même sens. Certes, nous entendons le bruit des pas sur les planches, des portes qui claquent, nous parvenons à associer une voix à un personnage et nous sommes sensibles aux inflexions des voix ; mais l’audiodescription des gestes et des déplacements des acteurs, de l’expression de leur visage, de leurs entrées en scène ou de leurs sorties sont autant d’éléments qui améliorent notre propre représentation de la pièce.

PrévenLes épouses organisent leur complot (culturebox.francetvinfo.fr).us des changements de scènes, de la fin et du début des  trois actes, des nouveaux personnages et des nouveaux décors, nous étions en mesure de soutenir le rythme enlevé de l’action qui s’accélère au fil de la pièce. En dépit mais aussi en raison du despotisme domestique des quatre rustres qui leur refusent toute autonomie de penser et d’agir, les trois épouses vont se liguer, encouragées par Felice, pour déjouer les plans de Lunardo et de Maurizio : ceux-ci sont en effet convenus que leurs fille et fils respectifs, Lucietta et Filippetto,  soient mariés sans en être prévenus ni s’être vus auparavant. Les trois épouses mèneront leur complot à bien, et profitant des déguisements du carnaval, Filippetto entrera en masque et habillé en femme chez Lunardo pour rencontrer Lucietta.

« Il faut les châtier maintenant… Les fourrer dans un couvent, entre quatre bons murs… Les garder chez soi, cadenassées dans une chambre… Plus de société, plus de conversations... Voilà une épreuve qui les ferait crever en trois jours… Tant mieux » … Sûrs de leur bon droit, c’est en ces termes que s’entretiennent Lunardo, Simon et Canciano quant au moyen de réprimer leurs épouses après avoir découvert le subterfuge. Carlo Goldoni s’abstient de toute sentence et de toute morale, il préfère tourner en ridicule la bourgeoisie vénitienne et les mœurs de son époque, et confie au spectateur le soin d’émettre son propre jugement.

Carlo Goldoni fait de la bourgeoisie et de la femme les deux protagonistes principaux de la pièce. Les quatre rustres avares et tyranniques incarnent l’ensemble de la bourgeoisie marchande vénitienne, angoissée par le déclin économique et politique de la République de Venise à la moitié du XVIIIe siècle. D’autre part, à l’image de nos quatre rustres qui « découvrent avec effroi que la culture des Lumières pénètre maintenant dans leur bonne ville » [1], la bourgeoisie prend peur et cherche refuge dans le conservatisme. Dans la révolte des épouses, se reflète le début de l’émancipation des femmes qui ne sont plus exclusivement vouées au mariage, mais qui aspirent à une vie sociale et savent prendre leur avenir en main.

Felice prend avec dextérité le dernier acte en main et conduit la pièce à uneLunardo, furieux, menace tout le monde avec son fusil (sudouest.fr). fin heureuse, tout en s’affrontant à des maris soucieux du qu’en-dira-t-on, humiliés et hors d’eux. C’est elle qui, d’une part, leur explique le déroulement et le dénouement de ce qu’ils nomment une « intrigue » à laquelle ils n’ont rien entendu ; d’autre part, c’est par le personnage de Felice, la « cloueuse de bec », que l’avocat qu’a été Carlo Goldoni lance un plaidoyer en faveur de la femme, de la tolérance et du vivre ensemble ; c’est aussi Felice qui parvient à pousser les maris dans leurs retranchements, et à laisser Lunardo et Maurizio consentir au mariage de leurs enfants bien qu’ils aient contrevenu aux lois de leurs pères.

« Il faut savoir amuser le public pour pouvoir l’instruire », affirmait Carlo Goldoni. Nous avons été amusés par ces rustres et nous avons ri de leurs conservatisme, des tics de langage de ce Lunardo, ces « il faut dire les choses comme elles sont » inopportuns qui ponctuent inlassablement ses propos. Instruits nous le sommes aussi, car cette comédie burlesque fait de toute évidence écho aux combats des femmes pour le respect de leurs libertés et contre la toute puissance masculine dans les sociétés actuelles.

L’ensemble du comité Valentin Haüy remercie le théâtre de nous avoir présenté comme par les années passées une œuvre de théâtre audio-décrite. Nous tenons à exprimer toute notre reconnaissance au personnel pour diverses attentions : la mise à notre disposition et selon notre convenance de programmes en braille ou en caractères d’imprimerie agrandis ; une explication et une vérification individualisée du fonctionnement des casques prêtés ; et, plus particulièrement, la réservation de places aux premiers et deuxième rangs pour en faciliter l’accessibilité.

1. www.tad-saintgermainenlaye.fr - presse_lesrustres1516.pdf - Note du metteur en scène.

Les citations non référencées sont extraites de la traduction des Rustres de Henriette Valot sur www.apar.tv/uploads/Les_Rustres.pdf

Claudine